Monsieur Prince (extraits)

Publié le par guy-joseph feller

de Guy-Joseph Feller

 Il y a du vent ce soir.

Pas n’importe quel vent. Un vent du nord-ouest. Le noroît. Froid et insidieux. Qui vient des terres et laboure la mer. La prend à rebrousse-poils. Lui trousse les côtes. Lui rabat son caquet. Un vent qui dit merde à la mer.

Je m’appelle Prince mais vous ne trouverez pas mon nom dans la partie majuscule d’un vieux Larousse. Sauf quand ce nom est suivi d’un autre patronyme. Moi c’est mon nom de baptême. Le nom de mon père. Je m’appelle Albert Prince. Mais tout me monde me connaît comme Henry de Schaaf, l’auteur de la série des Verviers.

La télé m’a rendu célèbre. Tout à l’heure, une équipe de la Une doit débarquer pour une longue interview. Pour une nouvelle émission littéraire. Vol de nuit. Je ne sais pas si je vais leur donner ce qu’ils sont venus chercher, du sensationnel. La télé m’a rendu célèbre et m’a fait roi moi le petit prince mais j’ai toujours craché dans leur soupe.

Je crache sur tout. C’est même ma spécialité.

Je suis ce soir au bout de mon rouleau de vie. J’en ai fini. J’en suis quitte. J’en ai marre. Je… qui jouait double jeu est mort ; ou plutôt est en train de passer. Le Je que j’aimais tant. Qui m’a tant donné.  Le Je si gonflé de tous les bouts. Si gros en apparence était finalement enflé de vide. Le Je était creux. Il n’est plus tout à fait moi.

Et j’en crève.

En douce, j’en crève. Tandis que le vent saute et saute. Et pousse contre mes volets bleus. Le réveil fait tic tac. La dernière bûche lâche un dernier pet. La température décline peu à peu. Comme moi. Le feu ne se voit pas mourir. Pourtant à coup sûr, il s’éteint. Comme moi, il part. Mais lui, c’est sans faire de pétard. Pas comme moi.

Moi je veux encore faire des étincelles.

Je suis insatiable.

 

Ne m’oubliez pas. Je m’appelle Albert Prince. Je suis écrivain. On reste écrivain, jusqu’à la fin et la mienne est proche. Je suis donc toujours écrivain. Et j’ai mis soixante-dix ans pour le devenir. On naît écrivain et on le redevient tous les jours que Dieu fait. Dieu, tiens voilà le premier personnage de mon dernier roman.

Mon dernier roman, celui que je suis en train d’écrire avec vous. Pour vous lecteur que je n’ai pas beaucoup aimé, à qui je n’ai jamais fait de risettes. Parce que vous êtes une foule sans visage. Mais aussi parce que vous m’avez obligé à écrire des conneries, des immondices…Les Verviers, quand j’y songe. Un flic toquard, un commissaire au nom d’Indien.  11 millions de téléspectateurs. Un désastre.

Public, je vous hais parce que vous avez mille bouches et pas une pour dire la vérité et pas une que l’on peut embrasser. Public, vous êtes sans couleur et sans chaleur. Sans saveur. Chair morte. Public, je vous ai détesté souvent parce vous n’avez pas d’âme. Vous n’avez que de la viande et des os. Vous êtes de la peau de balle et ballet de crin. Et c’est monstrueux. Vous êtes cannibale, public ! Mais pour tout cela vous serez le deuxième personnage de mon dernier roman.

Dieu, le public et le vent ? Que vous soyez le Badisad obistroz afghan ou le Chamsin chargé du sable égyptien. Le vent si léger, si fort, si grand, si prenant. Le vent des adjectifs qualificatifs, des superlatifs sera le troisième personnage de ce roman de la mort acceptée. Le vent et tout ce qu’il parvient à agiter. Les feuilles des arbres.

Et les troncs, les couronnes des arbres. Et les cheveux des filles. Et les idées des hommes qu’il rend fous.

Et le printemps qu’il bouscule par dessus les haies fleuries ; et les automnes qui sont pleins d’odeurs de foins, puis bourrés de parfums humides ; puis les hivers. J’aime les hivers qui pèlent, qui gèlent. J’aime quand il fait très froid. Même dans la grande maison de Kervannes où les vents s’infiltrent partout, glissent sous les meubles et mugissent comme des chats.  J’aime ce que les autres n’aiment pas.

J’ai toujours été comme ça. Rebelle. Ou plutôt rebellé.

Henry de Schaaf occupe une toute petite place dans le dictionnaire des auteurs paru chez Bouquins. Une demi-colonne. J’ai déjà comparé avec Sartre. Lui fait deux colonnes et demie. Moi, une demie. Est-ce justice ? J’y suis, c’est déjà bien assez pour ma petite gloriole. Peut-être que je vais disparaître dans une prochaine réédition. C’est même sûr. Après ma mort, pffui !

La littérature fera elle aussi un beau personnage. Parce que je l’ai aimée la garce ! Ce que j’ai pu la désirer la page immaculée à peine violée par un signe léger. Cet espace de neige marqué d’une seule trace de pas. Minuscule petite présence humaine qui conduit l’homme perdu sous le couvert des arbres. J’aurais tant voulu écrire avec des signes ; ignorer superbement les lettres. Du Perec sans aucune voyelle : D Pr sns cn vll ou mieux encore : ﺇﺌﭙﺟﻕﺬלּ ﺻﻇﻵﻼ. Ce qui peut se traduire comme on veut. Ou comme Michaux, ne rien donner tout de suite ; entraîner l’autre, vous, toi lecteur ami, vous lecteur ennemi vers des lointains, inconnus. Inventer un langage neuf, différent, inédit. Inverser le sens des mots : dire je t’emmerde pour dire je t’aime.

Et créer cette armée de fidèles : le peuple de Schaaf.

Peuple de Schaaf, un jour j’écrierai ton histoire si le temps m’en laisse le temps…Je dirai tes bonheurs ; je dirai tes craintes ; tes angoisses. Peuple de Schaaf, je crierai ton nom à la face du Divin. Comme Moïse, je n’aurai sans doute pas le droit d’entrer dans la Terre promise. J’ai toujours été trop incertain. Et puis faut que je te dise, Peuple de Schaaf ; la Terre promise, je m’en fous. Je suis sûr que c’est un leurre, un endroit où il n’y a même pas de chien. Et les chiens sont toute ma vie. Un chien d’écrivain, s’entend.

Sûr que Colette n’a jamais eu de chien sinon elle ne nous aurait pas emmerdé avec ses chats.

Mais elle s’en fout Colette. Personne ne la lit plus. Elle fait une colonne et demie dans Bouquins. Une de plus que moi. Est-ce justice ?

Moi, j’ai eu des chiens qui étaient surtout des chiennes. Des épagneules, bretonnes bien sûr et têtues comme des cabots de régiment. J’ai jamais connu de plus grand bonheur que de regarder ma chienne dans ses bons yeux. Elle m’attend dans son panier. Elle me guette par en dessous. Elle m’aime. Je sais. Je n’ai pas de doute là-dessus. La dernière s’appelle Yuri.

Dieu, le vent, la littérature, les chiens, que me manque-t-il pour faire un livre. Mais mon bon monsieur, il manque… mais oui, il manque la mort !…

Elle arrive, elle galope, elle est implacable ; elle souffle sous la porte. Elle sera l’invitée numéro un. Elle est sur les ailes du temps … Car le temps bouffe à toutes les gamelles, à tous les bouts de la bougie.  La mort qui saute et bouge contre mon volet, qui file dans les plumes de la vigne vierge. Sur le toit, c’est elle qui ronfle. Sur mes pages d’écolier, déjà, c’est elle qui baguenaudait, il y a longtemps. Pas la liberté. La muerte au front de taureau.

Et puis voilà en légers chaussons de tulle, en falbalas, en voiles légers, nu et doux : l’amour ! Le bel amour ! Oiseau de douce arrogance et de nuages, caresses sur la peau. L’amour si simple : je m’ouvre à toi et tu me reçois ; je te prends et je meurs ; je me fonds et je ne suis plus. L’amour qui ne fait jamais marcher la sonnette d’entrée. Qui entre, qui est chez lui, ici et maintenant. Qui pousse l’huis jamais fermé et ne fait pas de bruit. L’amour secret.

L’amour, là.

Qui s’appelait Madeleine, qui s’appelle Madeleine.

Publié dans écrits

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